Un A340 comment ça décolle !
Ah! enfin un petit rapport d’incident, twitté depuis l’Iphone de monsieur BEA. Il nous livre les 88 pages de données techniques, enregistrements, analyses et autres recommandations à propos du décollage un peu limite d’un A340 à Bogota. Une occasion de comprendre comment décolle un avion de ligne.
Comprendre le décollage d’un avion de ligne
Le décollage de Bogota est toujours un peu particulier pour un avion comme l’A340 qui avale beaucoup de piste avant de quitter le plancher des yachs. Mais qu’est-ce vraiment qu’une distance de décollage ?
Un décollage en trois temps
Et bien ce n’est pas comme on pourrait s’y attendre, la distance nécessaire pour que les roues quittent la terre ferme. Le décollage est considéré comme terminé lorsque l’avion atteint une hauteur de 35 ft.
La première partie appelée « roulage » consiste à prendre de la vitesse sur la piste. L’avion atteint une vitesse V1 (dire « vé unité ») à partir de laquelle il n’est plus possible d’interrompre le décollage puis continue d’accélérer. Cette phase s’achève lorsque l’avion a atteint sa vitesse dite de rotation Vr. Durant la phase dite de rotation, le pilote tire sur le manche, la roulette de nez quitte la terre ferme et la machine se cabre progressivement. Le train principal reste toujours au contact du sol. C’est pendant cette phase que la portance croît, sous l’effet de l’augmentation d’incidence et le train principal se déleste petit à petit.
Enfin, l’avion quitte le contact du sol, il débute sa montée et le décollage est considéré comme terminé quand il atteint une auteur de 35 ft au dessus du sol. A cet instant, l’avion doit avoir atteint une vitesse V2, à laquelle il pourra poursuivre sa montée même en cas de panne moteur.
Dans le cas de notre A 340, le rapport nous apprend que c’est la phase de rotation qui s’est mal passée, et plus particulièrement le taux de rotation qui était insuffisant. Autrement dit, l’avion a mis trop de temps à se cabrer. Ce taux de rotation doit se situer dans une fourchette en dessous de laquelle la distance de décollage est allongée et au dessus de laquelle la queue de l’avion risque de heurter le sol.
Un décollage ça se prépare
Les dimensions de la piste de Bogota sont données sur la carte d’aérodrome. 3800 m sont disponibles pour le décollage (TORA) plus un dégagement de 300 m (CWY) en cas de problème soit au total 4100 m (TODA). le premier obstacle est l’antenne localiser de l’ILS en bout de piste.
Pour le pilote c’est très compliqué. Il faut sortir la calculette car de nombreux facteurs conditionnent la distance de décollage. De plus, il est impératif de garder une marge de sécurité. Bref, la compagnie Air-France a fait le choix de mettre à disposition de ses pilotes un logiciel de calcul donnant les paramètres de décollage. L’EFB, c’est son nom, indique au pilote, suivant les conditions du jour, quelle sera la distance et la vitesse de décollage mais aussi la masse maximale à emporter.
Mais dans le cas de notre incident, la manoeuvre consistant à cabrer l’A340 a été trop « molle » et il a avalé beaucoup de piste pendant la phase de rotation. L’erreur humaine explique donc cet incident (pas de détérioration de matériel) qualifié de grave.
Dans les fait, la distance de décollage (TOD) a été réalisée en 4 305 m depuis le lâcher des freins soit 987 m de plus que la TOD théorique déterminée par le modèle de performance certifié et 424 m de plus que la TOD théorique augmentée des marges de sécurité réglementaires. Il était prévu donc une marge de sécurité de plus de 500 m. Mais pourquoi une telle différence ?
Qu’est-ce qui peut rallonger la vitesse de décollage ?
Voici une liste de conditions connues pour allonger la distance de décollage. Et puisqu’elles sont connues, elles sont intégrées dans le logiciel utilisé pour la préparation du vol. Citons-les tout de même.
Voila pour les facteurs modifiant la distance de décollage.
Dans le cas de notre vol le rapport souligne aussi l’importance des consignes de décollage données par Air-France à ses pilotes. Cette procédure un peu particulière est appliquée pour décoller court. Le pilote, une fois aligné, monte la puissance à 50 % sur freins puis libère l’avion en pleine poussée (TOGA) jusqu’à la fin du décollage. Tous les facteurs allongeant le décollage ont été pris en compte.
Il ressort de l’analyse du BEA que donc le décollage aurait dû se dérouler convenablement, c’est à dire que la distance effective aurait du se situer non loin de la distance théorique et tout au moins dans la marge d’erreur prévue. Or, si l’on constate que des mètres ont été perdus ici et là (notamment quelques mètres déjà avalés avant la mise de gaz) , l’erreur qui a engendré le plus de perte est donc le trop faible taux de rotation. Mais pourquoi cela a-t-il un impact si important ? Faisons un peu de physique ….
Un problème de physique : Le travail et le rendement des forces
La notion de travail des forces est relativement simple à comprendre. Imaginez que vous poussez une voiture en panne. pour la déplacer, vous allez vous placer à l’arrière et agir exactement dans la direction où la voiture doit se déplacer. Si vous poussez du coté des portières, malgré tous vos efforts cela ne produira rien. Et bien, le concept de travail d’une force nous apprend que l’énergie produite par une action mécanique dépend de la force (plus vous poussez fort sur la voiture plus elle prendra de vitesse), de la distance sur laquelle elle agit (plus vous poussez pendant longtemps, plus vous allez lui donner de l’énergie) mais aussi de l’angle entre la direction de la poussée et la direction de déplacement du véhicule (si vous poussez de travers, vous vous épuisez pour rien).
La position cabrée induit une perte de rendement des réacteurs
Pour notre avion, nous constatons la chose suivante :
- Pendant la prise d’élan, et la montée, les réacteurs travaillent dans le sens du déplacement. Donc la direction d’action n’altère pas le rendement.
- Pendant la phase de rotation, la poussée des réacteurs n’est pas dans le sens du déplacement. L’effet de la poussée des réacteurs sur l’accélération de l’avion n’est plus optimale. Concrètement, cela correspond à quelques pourcent de perte.
Une augmentation le portance mais aussi de traînée.
Pendant la phase de rotation, l’incidence de l’aile passe rapidement de 0 à une dizaine de degrés. Cela permet à l’avion théoriquement de trouver un coefficient de portance suffisant pour quitter le plancher des vaches. Le problème est que la traînée (frottements exercés sur l’avion) augmente dans des proportions identiques à l’augmentation de la portance ce qui diminue d’autant le rendement. Aussi, si l’avion est cabré trop tôt, il va peiner davantage à accélérer.
Mettre un objet en rotation consomme aussi de l’énergie !
Comme pour déplace un objet, le mettre en rotation consomme de l’énergie. Tout se passe au niveau de la gouverne de profondeur sur laquelle une force de déportance fait cabrer l’avion. D’un point de vue énergétique, la rotation utilise donc une partie de l’énergie cinétique de l’avion. Difficile néanmoins de connaitre l’importance de ce facteur que l’on peut négliger. En revanche, la répartition des masses dans l’avion est très importante pour l’efficacité de la mise en rotation. Le centre de gravité de l’avion doit être proche du centre de rotation. Dans le cas contraire, l’avion va avoir du mal à se cabrer. On dit que l’avion est « cabré avant ».
En résumé donc, même si l’on peut accélérer pendant la phase de rotation, c’est moins efficace qu’en position de roulage !
Revenons au cas qui nous intéresse. Durant la rotation de notre A340, le rendement pratique des réacteurs est diminué. De plus, le travail des forces de frottement est augmenté (leur intensité augmente et ils agissent pile dans le sens contraire du déplacement). Donc la capacité de notre avion à gagner de la vitesse est altérée. D’un point de vue du rendement énergétique, plus la phase de rotation est brève et mieux c’est. C’est pour cela que le rapport met en cause une action à cabrer trop molle mais certainement aussi prématurée comme le témoignage du copilote peut le laisser penser.
… Il a décidé d’annoncer VR 2 à 3 kt avant VR, pour que le PF tire exactement à VR. À VR il indique que l’avion « n’a pas bougé ». Il se souvient d’avoir entendu l’alarme « PITCH PITCH »…
Le copilote
Ce qui est triste, c’est que les données des enregistreurs de vol aient été effacées. On aurait pu savoir si c’était 2 kt, 3 kt ou peut-être un peu plus ?
Le jour de l’incident, la vitesse de rotation est de 142 kt et la vitesse de décollage 149 kt. Il ne reste théoriquement que 7 kt à gagner pendant que l’avion se cabre. Le ressenti des pilotes est que leur commande de cabrer est correcte mais que le nez de l’avion a du mal à s’élever. Cela militerait pourquoi pas pour une vitesse plus inférieure à VR que ce que dit le témoignage, compromettant l’efficacité de la gouverne de profondeur. Un mauvais centrage aurait (voir aussi l’accident du Boeing 727-223 immatriculé 3X-GDO survenu le le 25 décembre 2003 à Cotonou) également pu contribuer à la faiblesse du taux de rotation mais le BEA observe que le devis de masse est correct ce jour là.
L’avion a dû compenser partiellement une faible incidence par une plus forte vitesse
Pendant la phase de rotation, cabrer à 11°, équivaut à appliquer une incidence de 11 ° sur l’aile. Alors que, théoriquement cette valeur est atteinte en 5 s, notre A340 atteint 9° seulement à la 11ème seconde de la rotation puis 10° un peu plus tard alors qu’il est encore au sol. L’effet sur le coefficient de portance (20% trop faible pour 9° et 10% pour 10° d’incidence) explique que l’avion n’aurait été en mesure de décoller qu’en accélérant encore, ce qui on l’a dit est un peu plus difficile en position cabrée. Pour une perte de Cz de 10%, la vitesse de décollage théorique passe ainsi de 149 kt à 157 kt.
Ouais cool on peut sortir notre formule de portance pour une petite démo !
Conclusion relative à la phase de rotation
L’avion est mis dans une situation ou il doit atteindre une vitesse plus importante pour s’arracher à la terre ferme mais, la position cabrée diminue sa capacité à accélérer. Ses plus faibles performances dans cette posture expliquent que sur les 175% de dépassement des marges de sécurité sur le décollage total (TOD), 150% sont imputables à un dépassement de la marge de sécurité sur la distance de roulement (TOR).
Le BEA nous livre un schéma comparatif pour notre vol au départ de Bogota avec des distances de décollage et de roulage. Dans un beau jaune canari la courbe théorique et en bleu (quasi illisible sans retravailler les contrastes) cette même courbe additionnée de marges de sécurité. Donc le décollage doit s’inscrire dans ces deux limites. en vert, c’est la procédure préconisée par Air France à ses pilotes et en rouge le décollage hors-limites de notre A340.
Pourquoi un pilote ne tire-t-il pas à fond la gouverne de profondeur ?
Une action trop dynamique sur la manette (l’A340 se pilote avec un joystick) conduirait à trop cabrer l’avion. Et il existe une limite à ne pas dépasser car la queue de l’avion peut rentrer en contact avec la piste. Ce problème porte le nom de « tailstrike ».
C’est pour cela que l’A340 est doté d’un « sabot de queue électronique » qui va atténuer la demande à cabrer du pilote si celle-ci est trop importante. Ce n’est pas ce dispositif qui a empêché que notre avion se cabre. on était même assez loin de cet incident si l’on en juge par les courbe d’angle de cabrage : En vert le modèle théorique airbus, en bleu la moyenne des vols Air France et en rouge notre vol de Bogota.
Faut-il avoir peur de voler en A340 ?
Absolument pas ! La distance d’accélération est essentiellement tributaire de la masse de l’avion au décollage. Des calculs rigoureux sont fait pour ne pas dépasser la limite de l’aéroport. l’A340 est un avion fiable qui peu décoller et atterrir sur des pistes bien plus courtes que Bogota. Regardez ce décollage à Sain-Martin (piste de 2300 m au niveau de la mer) : le taux de rotation est rapide, la course d’élan est assez brève et la phase de rotation est quasi imperceptible. Les calculs de masse sont faits correctement, le pilote part bien en bout de piste, il fait monter la puissance sur les freins, il atteint la vitesse de rotation pour commander le cabrage et tout cela décolle comme une fleur.